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L’art, grand oublié de la présidentielle

14/01/2012

« Pauvre ministère de la culture ! » par Pierre Sauvageot, compositeur, directeur de Lieux publics (Centre national de création, Marseille), chef de file d’IN-SITU (Réseau européen pour la création en espace public), dans Le Monde daté du samedi 14 janvier 2012 :

À l’approche de l’élection présidentielle, on attend toujours le débat public sur l’art et la culture. Mais, mises à part les propositions de Martine Aubry déjà enterrées, on voit se profiler une campagne où l’art et la culture n’ont guère de place, ou juste à travers le prisme pour le moins restreint des industries culturelles ou du téléchargement sur Internet.

On ne parlera pas d’art vivant, de théâtre, de danse, de création musicale, d’arts plastique, d’arts visuels, sauf autour de la grande idée consensuelle qui revient à chaque campagne électorale : l’éducation artistique, toujours promise, jamais réalisée. Quant aux paroles issues du milieu culturel, elles sont bien souvent en forme de « re- ». Il faudrait re-fonder, re-donner, re-construire, re-penser, comme si la situation ne demandait qu’à « re-venir » à des solutions anciennes.

Pourtant, dans un pays obnubilé par la dette et le chômage, dans un pays où les intégrismes prospèrent, dans un pays écartelé entre consommation et environnement où même la marchandise ne fait plus rêver, l’art vivant n’est pas un supplément d’âme pour public cultivé, il est d’une absolue nécessité pour une société qui explore ses transformations, qui réfléchit à son avenir, qui s’invente des possibles.

Dans ce paysage, le ministère de la culture semble hagard. Sa parole ne compte plus en région, il court derrière les directives de la Commission européenne, il subit les décisions prises ailleurs sur l’intermittence, la fiscalité ou le droit du travail, et il se recroqueville sur son dernier pouvoir, celui des nominations, souvent arbitraires. Pourtant ce ministère n’a jamais semblé aussi nécessaire qu’aujourd’hui. Dans une situation nouvelle, dans une dynamique nouvelle, on pourra proposer quatre pistes concrètes :

1. Jamais la superstructure culturelle n’a été aussi pesante, jamais les contraintes n’ont été si lourdes : fiscalité embrouillée, social labyrinthique, sécurité tatillonne, financements complexes, priorités changeantes et réglementations en maquis… La marge artistique, comme on nomme poliment ce qui va aux artistes quand on a financé tout le reste, est en baisse constante. Les subventions « coûtent » de plus en plus cher, toute mesure nouvelle est engloutie par une contrainte nouvelle.

Trop d’artistes, comme il se dit sous le manteau ? Plutôt trop de frais autour de l’artistique : moins il y a d’argent, plus il y a de personnes qui sont payées pour bien le dépenser… Aller à une simplification radicale des contraintes administratives, fiscales, sécuritaires et réglementaires, contractualiser sur le long terme, laisser les artistes inventer de nouveaux modes d’organisation, libérer les initiatives, voilà un chantier qui n’est pas très médiatique et qui ne permet guère d’envolées lyriques, mais qui est pourtant impératif.

2. « Je paye donc je décide », semblent penser de plus en plus les personnes élues ou désignées pour gérer l’argent de tous, pour faire des choix politiques, mais ni artistiques ni culturels. La lente dégradation de la parole du ministère de la culture, qui n’apparaît ni comme un arbitre ni comme une référence, laisse les artistes en tête à tête avec des responsables locaux qui, trop souvent, en attendent des retours électoraux. Il ne peut y avoir de place importante de l’art et de la culture dans la société si on ne laisse pas une totale indépendance — y compris économique — et une possibilité d’impertinence aux artistes et aux responsables des structures culturelles. L’État, par son éloignement, par ses soutiens financiers sur la durée, par son exigence artistique, doit s’affirmer comme le garant de cette liberté impérative sans laquelle il n’y a pas de création. Pour que l’art soit utile, il ne doit pas être utilisé.

3. Alors que la Commission européenne devient l’autorité principale de réglementation de nos professions (fiscalité, statut social, concurrence, services d’intérêts généraux, appels d’offres…), le ministère de la culture n’a pas pris à bras-le-corps l’Europe, qui est devenue l’échelle pertinente. Il suffit d’observer l’importance que l’art et la culture ont prise dans une ville aussi sinistrée que Marseille à l’aube d’être capitale européenne de la culture.

Alors que les artistes circulent de plus en plus sur le continent, et que les théâtres ou les collectivités multiplient les partenariats, l’État a peu de compétence dans ce domaine et n’a pas compris qu’il lui faut définir sa doctrine et ses outils, qu’il lui faut être le porteur de cette dimension en région, être très présent dans les arcanes de l’Union mais aussi par des initiatives multilatérales (Arte franco-allemand en est un bel exemple) pour enfin aboutir à un début de politique culturelle européenne. Cette dimension européenne est aussi fondamentale pour étendre notre présence artistique sur les autres continents, sortir de notre diplomatie culturelle qui fleure bon son XIXe siècle et les lambris d’ambassades d’ancienne puissance coloniale.

4. Les artistes ont une inextinguible soif d’ailleurs. Ils veulent participer au débat toujours recommencé de l’art et de la ville, de l’art et de la société. Pourtant, les politiques ne savent répondre à cela qu’en inaugurant de plus en plus d’équipements culturels dont les seuls budgets de fonctionnement vont assécher les maigres mesures nouvelles que chaque ministre s’efforce de grappiller. Jamais le rôle du ministère de la culture n’a été aussi déterminant, non pas pour être une forteresse pour chefs-d’œuvre en péril, mais pour être le chef de file de la présence de l’art hors des lieux consacrés, et pour être le poisson pilote des artistes dans leur dialogue avec les autres ministères.

L’art et la culture ne sont pas les souvenirs vieillots d’une France obsolète. Ils sont florissants, ils donnent des lectures du monde, ils ouvrent les esprits et les frontières, ils parlent à toutes les catégories de la société. Simplifier l’exercice des professionnels, être garant de la liberté des équipes artistiques, prendre à bras-le-corps la réalité européenne dans toutes ses dimensions, accompagner le formidable désir d’un art sorti des conventions, ces quatre axes dessinés à grands traits pourraient être un beau défi pour un futur ministre de la culture.

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